Combien sont-ils dans le monde, ces réalisateurs qui peuvent se targuer d’être des visionnaires ? Ils se comptent sur les doigts d’une main, et parmi eux deux portent le nom Wachowski. Des visionnaires, des génies, qui comme tous ceux de leur espèce livrent des films toujours en avance sur leur temps et donc victimes du cynisme de notre époque. Quoiqu’il en soit, après leur impressionnante et fondamentale trilogie Matrix, après cette fenêtre ouverte sur l’avenir nommée Speed Racer, voilà Cloud Atlas, peut-être le film qui les définit le mieux et qui pourtant vient d’un récit qui n’est pas le leur. Cloud Atlas est non seulement le modèle suprême de ce que doit être une adaptation de roman mais c’est sans doute le film le plus fou, le plus ambitieux et le plus maitrisé vu depuis une éternité au cinéma.
Il est de ces films qui vous terrassent à la première vision, par leur ampleur, par une certaine forme de perfection, par la justesse de leur propos et ce qu’ils parviennent à toucher au plus profond du cœur du spectateur. Des films devant lesquels le plus cynique des publics n’a pas d’autre choix que de baisser les armes et s’avouer vaincu. Des films qui entraînent la nécessité immédiate de s’y replonger pour en capter toute l’essence, encore et encore, et qui semblent toujours inépuisables. Cloud Atlas, de la même façon que l’était la trilogie Matrix, est de cette race de films rares, comme on en croise un par décennie, avec un peu de chance. Sur le fond, le film n’est pas un projet original car il s’agit d’une adaptation du roman déjà exceptionnel de David Mitchell rebaptisé chez nous “Cartographie des nuages”. Pourtant, à la lecture du pavé, en abordant sa structure iconoclaste et son propos multiple, il parait évident que le roman était fait pour se transformer en film devant la caméra des Wachowski. Absolument tout leur cinéma y trouve un écho, mais également leur histoire personnelle, et c’est sans doute par nécessité d’un certain recul qu’Andy et Lana ont choisi de se faire accompagner dans l’aventure par Tom Tykwer (qui devait au départ réaliser tout le film, produit par les Wachowski), qui en plus d’assurer une cohérence visuelle remarquable dans ses segments leur a offert une des plus envoutantes compositions musicales de ces dernières années. A l’arrivée, le “pire film de l’année” selon le Times est un chef d’œuvre symphonique comme personne n’en a jamais vu.
Si le roman Cloud Atlas était une pyramide dont la progression narrative entre les différents étages était construite autour d’artefacts, le film est une mosaïque. Qui dit mosaïque de lieux, de temporalités et de personnage dit film choral, genre répondant depuis Robert Altman à des règles précises. Pour les Wachowski, il n’y a pas d’autres règles en vigueur que les leurs, celles édictées par leur statut de cinéastes visionnaires. Cela se traduit concrètement par une réinvention profonde du processus de narration, et donc par le montage. Dans Cloud Atlas, les différentes strates du récit se répondent en permanence, les barrières entre chaque époque tombent immédiatement, un personnage d’un récit peut intervenir le temps d’un plan pour faire avancer la trame d’un autre récit et ainsi de suite. Les règles poussiéreuses sont ici balayées par l’esprit de véritables créateurs, qui après avoir révolutionné la grammaire cinématographique du numérique dans Speed Racer s’amusent à bousculer les conventions narratives pour faire avancer leur art. Et ce à la manière des grands maîtres, ce qui leur vaut bien entendu d’être à nouveau incompris par une frange du public qui ne supporte pas d’être violentée dans ses habitudes. Les mouvements de la narration de Cloud Atlas empruntent d’ailleurs beaucoup plus à la musique qu’au cinéma, créant une forme d’hybridation surprenante entre le film et la symphonie. Et si on garde en tête qu’il est également question d’une composition symphonique à l’intérieur même du récit, on comprend à peu près dans quelle direction se dirigent les Wachowski et Tykwer. Comme toute symphonie, Cloud Atlas est bâti sur un ensemble de mouvements orchestraux, ici cinématographiques, en appelant à l’ensemble d’un orchestre représenté ici par un ensemble de figures et genres cinématographiques. Le résultat est évidemment déconcertant dans un premier temps car s’y mêlent des éléments de drame victorien, de science-fiction, de post-apocalyptique ou de comédie contemporaine. Des genres à priori impossibles à faire cohabiter, sauf quand les chefs d’orchestre ne s’imposent aucune autre limite que celle de leur imagination. Cloud Atlas est ainsi une œuvre d’une densité visuelle sans égal, une véritable mosaïque dont les richesses sont inépuisables tant chaque nouvelle vision apporte une strate supplémentaire à la chose.
Afin de construire un tel puzzle et lui donner une cohérence, et éviter ainsi l’indigestion crainte devant la montagne que représentait cet exercice d’adaptation, l’équipe a fait appel à un autre chef d’orchestre inattendu en la personne de Alexander Berner. On imagine que le monteur, ayant officié précédemment sur des étrons tels que Resident Evil, Alien vs. Predator ou Les Trois Mousquetaires 3D, ne s’est pas retrouvé tout seul en salle de montage, mais le résultat est bluffant. La fluidité et le naturel avec lesquels s’enchainent les bouts de récits pour créer un tout cohérent, chaque plan d’une temporalité répondant précisément au suivant venu d’une autre, laisse bouche bée. Ce montage, virtuose d’un bout à l’autre, se fait l’extension d’une mise en scène qui l’est tout autant. D’une précision redoutable dans la construction des cadres, carrément folle dès qu’il s’agit de filmer de l’action (une course-poursuite dans Neo-Séoul qui rappelle que les Wachowski sont les rois de l’exercice aujourd’hui), toujours juste pour illustrer un propos sans jamais le sursignifier et comptant en permanence sur l’intelligence du spectateur plutôt que de lui servir une information prédigérée, la pure mise en scène de Cloud Atlas est un modèle à suivre. Chaque plan, chaque insert, chaque transition, est au service du récit et n’a aucun autre but. Du pur cinéma de maître. Une ambition qui se retrouve également du côté du casting avec des acteurs trouvant leur meilleur rôle depuis une éternité (Tom Hanks et Halle Berry) voire leur meilleur rôle tout court (Hugh Grant par exemple). Des rôles d’ailleurs multiples, donnant lieu à des maquillages souvent exceptionnels (grimer un homme en femme, des occidentaux en asiatiques, et vice versa, soit une identité transgenre au sein du film qui trouve un écho singulier chez ses créateurs) et toujours extrêmes. Mais au-delà de la performance pure, voire de la démonstration de maestria, une nouvelle fois passée sous silence par l’intelligentsia, Cloud Atlas est avant tout une œuvre dont la toute-puissance provient du récit. L’enrobage, aussi parfait soit-il, est totalement dévoué à un seul objectif : raconter une histoire. Et ce n’est pas pour rien que le film s’ouvre et se ferme sur un vieillard racontant une histoire au coin du feu, un vieillard borgne ayant visiblement atteint le terme d’un cycle de réincarnation et qui peut enfin devenir le sage, le gardien des récits mythologiques. De réincarnation il en est grandement question dans ce maelström aux accents métaphysiques et spirituels. Cloud Atlas est peut-être le film qui a su toucher au plus près le cœur de la notion de karma, avec un tissu de personnages évoluant soit vers le Nirvana soit vers un cycle de mal infini. Et de cette illustration littérale du Samsara, le film va multiplier les thématiques fortes jusqu’à en créer une sorte de constellation. Là encore, chaque nouvelle vision, chaque nouveau regard, chaque nouveau spectateur y trouvera un message précis. Cloud Atlas est tout sauf un film uniforme, c’est une entité vivante évoluant et mutant selon à qui elle s’adresse.
De la complexité de ses premières notes, posant sans trop de mal le concept narratif mais pouvant déstabiliser par la profusion d’information, jusqu’à la puissance lyrique de ses 20 dernières minutes tout bonnement bouleversantes, Cloud Atlas développe une palette émotionnelle extrêmement vaste allant du rire franc aux grosses larmes. Le final du film, avant l’épilogue, est à ce titre un morceau de mélodrame virtuose comme on n’en voit que trop peu, poussant la charge affective à un niveau difficile à gérer pour le spectateur. Véritable cri du cœur, le film se fait clairement l’écho des opprimés de chaque époque (esclaves, homosexuels, artistes de l’ombre, personnes âgées et bien sur les femmes à un niveau d’objectisation extrême…) en les faisant se répondre de la façon la plus intelligente qui soit. C’est bien une des multiples pistes de lecture, plus souterraine que le simple cycle de réincarnation. Une autre vision passionnante, et quelque part terriblement romantique, est celle visant à considérer Cloud Atlas comme une gigantesque histoire d’amour, ou plutôt l’histoire du grand amour. Car au milieu de ces récits révolutionnaires, de cet esprit de libération des corps et des êtres, parmi ces manipulations et ce retour cyclique à l’état sauvage, parmi ces sacrifices et cette lutte permanente, se dessine au fil des minutes le récit fondamental : celui d’un homme et d’une femme qui se cherchent vie après vie pour enfin se retrouver et accéder à une existence paisible bien méritée après s’être battus avec leur karma et le prix de leurs mauvaises actions. La charge émotionnelle finale de Cloud Atlas est en grande partie basée sur cette idée, c’est l’instant précis où les auteurs ne s’adressent plus aux yeux du spectateur mais directement à son cœur. Car l’idée même du grand amour, celui auquel n’importe quel être humain normalement constitué aspire, qu’il le considère comme une légende ou une réalité, est peut-être l’idée la plus universelle qui soit. Et en élaborant une structure narrative qui correspond très exactement à cette idée, logiquement reliée au karma, finit par transformer l’impressionnante et enivrante symphonie en la plus douce des mélodies. Comme les plus grands avant eux, les Wachowski et Tom Tykwer, dont il ne faut surtout pas passer la performance sous silence, ont réussi à créer l’harmonie à partir du chaos. Ils sont déjà bien au-dessus des nuages, vivement qu’ils atteignent Jupiter.